dimanche 31 mars 2013

Capitalisme libéral, capitalisme connivences et lumpen dévéloppement. Quelles réponses immédiates?


Le cas de l’Egypte
Par Samir Amin
A. Capitalisme « libéral » ou capitalisme de connivences ?
Le capitalisme libéral (ou néolibéral) proposé et imposé comme sans alternatives repose sur sept principes considérés comme valables pour toutes les sociétés de la planète mondialisée.
1. L’économie doit être gérée par des entreprises privées car elles seules se comportent naturellement comme des acteurs soumis aux exigences de la compétition transparente, au demeurant avantageuses pour la société, dont elle assure une croissance économique fondée sur l’allocation rationnelle des ressources et la juste rémunération de tous les facteurs de la production – capital, travail et ressources naturelles. En conséquence s’il y a des actifs possédés par l’Etat, héritage malheureux du « socialisme », (entreprises productives, institutions financières, terrains urbains ou terres agricoles), ceux-ci doivent être privatisés.
2. Le marché du travail doit être libéralisé, les fixations « autoritaires » d’un salaire minimum (et a fortiori d’une échelle mobile pour celui-ci) doivent être supprimés. Le droit du travail doit être réduit aux règles minimales garantissant la moralité des rapports humains entre employeur et employé ; les droits syndicaux limités et encadrés à cet effet. La hiérarchie des salaires qui résulte des négociations individuelles et libres entre employés et employeurs doit être acceptée, tout comme le partage du revenu national net entre les revenus du travail et ceux du capital qui en résulte.
3. Les services dits sociaux – l’éducation, la santé, voire la fourniture d’eau et d’électricité, le logement, les transports et les communications – lorsqu’ils ont été dans le passé assurés par des agences publiques (Etat et pouvoirs locaux) doivent être également autant que possible privatisés ; leur coût doit être supporté par les individus qui en sont les bénéficiaires et non couverts par l’impôt.
4. La ponction fiscale doit être réduite au minimum nécessaire pour couvrir les seules fonctions souveraines (ordre public, défense nationale en particulier) ; les taux d’imposition doivent donc demeurer relativement modérés, pour ne pas décourager l’initiative privée et pour assurer la garantie de sa récompense.
5. La gestion du crédit doit être assumée par les intérêts privés, permettant à la rencontre libre entre offre et demande de crédits de se former sur un marché monétaire et financier rationnel.
6. Les budgets publics doivent être conçus pour être équilibrés sans déficit autre que circonstanciel et conjoncturel. Si un pays souffre d’un déficit structurel hérité d’un passé dont on veut renier l’héritage son gouvernement doit s’engager dans des réformes qui en réduisent l’ampleur aussi rapidement que possible. En attendant le déficit ne doit être couvert que par le recours à l’emprunt sur le marché financier privé, national ou étranger.
7. Les six principes considérés doivent être mis en œuvre non seulement aux échelles de toutes les nations de la planète mondialisée, mais encore dans les relations internationales, régionales (pour l’Union européenne par exemple) ou globales. Le capital étranger privé doit être libre de ses mouvements et être traité sur pied d’égalité avec le capital privé local.
Ces principes constituent ensemble le « fondamentalisme libéral ». Je rappellerai ici l’inconsistence des hypothèses de départ et l’absence de conformité du schéma avec la réalité. Très brièvement la preuve par le raisonnement logique que le jeu libre des marchés généralisés, même dans l’hypothèse extravagante (non conforme à la réalité) de l’existence d’une compétition dite transparente, produirait un équilibre entre offre et demande (de surcroît socialement optimal), n’a jamais pu être faite. Au contraire le raisonnement logique conduit à la conclusion que le système se déplace de déséquilibre en déséquilibre sans jamais tendre à l’équilibre. Les déséquilibres successifs en question sont produits parce que cette théorie (qui définit la pseudo science économique conventionnelle) exclut de son champ d’investigation : le conflit des intérêts sociaux et nationaux. Par ailleurs ces hypothèses décrivent un monde imaginaire qui n’a rien à voir avec ce qu’est le système contemporain réellement existant, qui est celui d’un capitalisme de monopoles généralisés, financiarisés et mondialisés. Ce système n’est pas viable et son implosion, en cours, le démontre. Je renvoie ici à mes développements sur cette critique radicale du système en question et de la théorie économique.
Mis en œuvre à l’échelle mondiale les principes du libéralisme ne produisent pas autre chose, dans les périphéries du « sud » qui acceptent de s’y soumettre, qu’un capitalisme de connivences (crony capitalism ) articulé sur un Etat compradore, par opposition à l’Etat national engagé sur une voie de développement économique et social viable. Ce capitalisme de connivences (et il n’y en a pas d’autre possible) produit donc non le développement, mais un lumpen-développement. L’exemple de l’Egypte, considéré dans ce qui suit, en fournit un bel exemple.
B. Capitalisme de connivences, Etat compradore et lumpen développement : le cas de l’Egypte (1970-2012)
Les gouvernements égyptiens successifs depuis l’accès de Sadate à la Présidence (1970) jusqu’à ce jour ont mis en œuvre avec assiduité tous les principes proposés par le fondamentalisme libéral. Ce qui en est résulté a fait l’objet d’analyses précises et sérieuses dont les conclusions indiscutables sont les suivantes :
1. Le projet nassérien de construction d’un Etat national développementaliste avait produit un modèle de capitalisme d’Etat que Sadate s’est engagé à démanteler, comme il l’a déclaré à ses interlocuteurs étatsuniens (« je veux renvoyer au diable le nassérisme, le socialisme et toutes ces bêtises et j’ai besoin de votre soutien pour y parvenir » ; un soutien qui lui a été évidemment apporté sans restriction). Les actifs possédés par l’Etat – les entreprises industrielles, financières et commerciales de l’Etat, les terrains agricoles et urbains, voire les terres désertiques – ont donc été « vendus ».
A qui ? A des hommes d’affaires de connivence, proches du pouvoir : officiers supérieurs, hauts fonctionnaires, commerçants riches rentrés de leur exil dans les pays du golfe munis de belles fortunes (de surcroît soutiens politiques et financiers des Frères Musulmans). Mais également à des « Arabes » du Golfe et à des sociétés étrangères américaines et européennes. A quel prix ? A des prix dérisoires, sans commune mesure avec la valeur réelle des actifs en question.
C’est de cette manière que s’est construite la nouvelle classe « possédante » égyptienne et étrangère qui mérite pleinement la qualification de capitaliste de connivence (rasmalia al mahassib, terme égyptien pour la désigner, compris par tous). Quelques remarques :
a. la propriété octroyée à « l’armée » a transformé le caractère des responsabilités qu’elle exerçait déjà sur certains segments du système productif (« les usines de l’armée ») qu’elle gérait en tant que institution de l’Etat. Ces pouvoirs de gestion sont devenus ceux de propriétaires privés. De surcroît dans la course aux privatisations les officiers les plus puissants ont également « acquis » la propriété de nombreux autres actifs d’Etat : chaines commerciales, terrains urbains et périurbains et ensembles immobiliers en particulier.
b. L’opinion égyptienne qualifie toutes ces pratiques de « corruption » (fasad) en se situant sur le terrain de la morale, faisant ainsi l’hypothèse qu’une justice digne de ce nom pourrait les combattre avec succès. Une bonne partie de la gauche elle-même fait la distinction entre ce capitalisme « corrompu » condamnable et un capitalisme productif acceptable et souhaitable. Seule une petite minorité comprend que dès lors que les principes du « libéralisme » sont acceptés comme fondements de toute politique prétendue « réaliste » le capitalisme dans les périphéries du système ne peut être autre. Il n’y a pas de bourgeoisie se construisant par elle-même, de sa propre initiative comme la Banque mondiale veut le faire croire. Il y a un Etat compradore actif à l’origine de la constitution de toutes ces fortunes colossales.
c. Les fortunes en question égyptiennes et étrangères ont été constituées par l’acquisition d’actifs déjà existants, sans adjonction autre que négligeable aux capacités productives. Les « entrées de capitaux étrangers » (arabes et autres), au demeurant modestes, s’inscrivent dans ce cadre. L’opération s’est donc soldée par la mise en place de groupes monopolistiques privés qui dominent désormais l’économie égyptienne. On est loin de la concurrence saine et transparente du discours libéral élogieux à leur encontre. D’ailleurs la plus grande part de ces fortunes colossales est constituée par des actifs immobiliers : villages de vacances (« marinas ») sur les côtes de la Méditerranée et de la Mer Rouge, quartiers nouveaux » fermés d’enceintes, gardées (à la mode latino-américaine – jusque là inconnue en Egypte), terrains désertiques en principe destinés à une mise en valeur agricole. Ces terrains sont conservés par leurs propriétaires qui spéculent sur leur revente après que l’Etat ait assuré les coûts vertigineux des infrastructures qui les valorisent (et ces coûts n’ont évidemment pas été pris en compte dans le prix de cession des terrains)…
2. Les positions monopolistiques de ce nouveau capitalisme de connivences ont été systématiquement renforcés par l’accès presqu’exclusif de ces nouveaux milliardaires au crédit bancaire, (notamment pour « l’achat » des actifs en question) au détriment de l’octroi de crédits aux petits et moyens producteurs.
3. Ces positions monopolistiques ont été également renforcées par des subventions colossales de l’Etat, octroyées par exemple pour la consommation de pétrole, de gaz naturel et d’électricité par les usines rachetées à l’Etat (cimenterie, métallurgie du fer et de l’aluminium, textiles et autres). Or la « liberté des marchés » a permis à ces entreprises de relever leurs prix pour les ajuster à ceux d’importations concurrentes éventuelles. La logique de la subvention publique qui compensait des prix inférieurs pratiqués par le secteur d’Etat est rompue au bénéfice de super profits de monopoles privés.
4. Les salaires réels pour la grande majorité des travailleurs non qualifiés et des qualifications moyennes se sont détériorés par l’effet des lois du marché du travail libre et la répression féroce de l’action collective et syndicale. Ils sont désormais situés à des taux très inférieurs à ce qu’ils sont dans d’autres pays du Sud dont le PIB per capita est comparable. Super profits de monopoles privés et paupérisation vont de pair et se traduisent par l’aggravation continue de l’inégalité dans la répartition du revenu.
5. L’inégalité a été renforcée systématiquement par un système fiscal qui a refusé le principe même de l’impôt progressif. Cette fiscalité légère pour les riches et les sociétés, vantée par la Banque mondiale pour ses prétendues vertus de soutien à l’investissement, s’est soldée tout simplement par la croissance des superprofits.
6. l’ensemble de ces politiques mises en œuvre par l’Etat compradore au service du capitalisme de connivence ne produit par elle-même qu’une croissance faible (inférieure à 3%) et partant une croissance continue du chômage. Lorsque le taux de celle-ci a été un peu meilleur, cela a été du intégralement à l’expansion des industries extractives (pétrole et gaz), à une conjoncture meilleure concernant leurs prix, à la croissance des redevances du Canal de Suez, du tourisme et des transferts des travailleurs émigrés.
7. Ces politiques ont également rendu impossible la réduction du déficit public et de celui de la balance extérieure commerciale. Elles ont entraîné la détérioration continue de la valeur de la livre égyptienne, et imposé un endettement interne et extrême grandissant. Celui-ci a donné l’occasion au FMI d’imposer toujours davantage le respect des principes du libéralisme.
C. Les réponses immédiates
Ces réponses ne sont pas l’œuvre de l’auteur de ces lignes qui s’est contenté de les collecter auprès des responsables des composantes du mouvement – partis de gauche et du centre démocratique national, syndicats, organisations diverses de jeunes et de femmes etc. Un travail considérables et de qualité a été conduit depuis plus d’un an par ces militants, responsables de la formulation d’un programme commun répondant aux exigences immédiates. Leur mise en forme (reprise ici) a d’ailleurs déjà fait l’objet de publications entre autre de notre collègue Ahmad El Naggar. J’en retiens les points saillants qui sont les suivants :
1. Les opérations de cession des actifs publics doivent être l’objet de remises en question systématiques. Des études précises – équivalentes à de bons audits – sont d’ailleurs disponibles pour beaucoup de ces opérations et des prix correspondant à la valeur de ces actifs précisés. Etant donné que les « acheteurs » de ces actifs n’ont pas payé ces prix, la propriété des actifs acquis doit être transférée par la loi après audit ordonné par la justice à des sociétés anonymes dont l’Etat sera actionnaire à hauteur de la différence entre la valeur réelle des actifs et celle payée par les acheteurs. Le principe est applicable pour tous, que ces acheteurs soient égyptiens, arabes ou étrangers.
2. La loi doit fixer le salaire minimum, à hauteur de 1 200 LE par mois (soit 155 Euro au taux de change en vigueur, l’équivalent en pouvoir d’achat de 400 Euros). Ce taux est inférieur à ce qu’il est dans de nombreux pays dont le PIB per capita est comparable à celui de l’Egypte. Ce salaire minimum doit être associé à une échelle mobile et les syndicats responsables du contrôle de sa mise en œuvre. Il s’appliquera à toutes les activités des secteurs public et privé.
Etant donné que, bénéficiaires de la liberté des prix, les secteurs privés qui dominent l’économie égyptienne ont déjà choisi de situer leurs prix au plus proche de ceux des importations concurrentes, la mesure peut être mise en œuvre et n’aura pour effet que de réduire les marges de rentes des monopoles. Ce réajustement ne menace pas l’équilibre des comptes publics, compte tenu des économies et de la nouvelle législation fiscale proposées plus loin.
Les propositions faites par les mouvements concernés seront renforcées par l’adoption du salaire maximal : 15 fois le salaire minimum.
3. Les droits des travailleurs – conditions de l’emploi et de la perte d’emploi, conditions de travail, assurances maladies/chômage/retraites – doivent faire l’objet d’une grande consultation tripartite (syndicats, employeurs, Etat). Les syndicats indépendants constitués à travers les luttes des dernières dix années doivent être reconnus légalement, comme le droit de grève (toujours « illégal » dans la législation en cours).
Une « indemnité de survie » doit être établie pour les chômeurs, dont le montant, les conditions d’accès et le financement doivent être l’objet d’une négociation entre les syndicats et l’Etat.
4. Les subventions colossales octroyées par le budget aux monopoles privés doivent être supprimées. Ici encore les études précises conduites dans ces domaines démontrent que l’abolition de ces avantages ne remet pas en cause la rentabilité des activités concernées, mais réduisent seulement leurs rentes de monopoles.
5. Une nouvelle législation fiscale doit être mise en place, fondée sur l’impôt progressif des individus et le relèvement à 25% du taux de taxation des bénéfices des entreprises occupant plus de 20 travailleurs. Les exonérations d’impôts octroyées avec une largesse extrême aux monopoles arabes et étrangers doivent être supprimées. La taxation des petites et moyennes entreprises, actuellement souvent plus lourde (!) doit être révisée la baisse. Le taux proposé pour les tranches supérieures des revenus des personnes – 35% – demeure d’ailleurs léger dans les comparaisons internationales.
6. Un calcul précis a été conduit qui démontre que l’ensemble des mesures proposées dans les paragraphes 4 et 5 permet non seulement de supprimer le déficit actuel (2009-2010) mais encore de dégager un excédent. Celui-ci sera affecté à l’augmentation des dépenses publiques pour l’éducation, la santé, la subvention aux logements populaires. La reconstitution d’un secteur social public dans ces domaines n’impose pas de mesures discriminatoires contre les activités privées de même nature.
7. Le crédit doit être replacé sous le contrôle de la Banque centrale. Les facilités extravagantes octroyées aux monopoles doivent être supprimées au bénéfice de l’expansion des crédits aux entreprises de petites dimensions actives ou qui pourraient être créées dans cette perspective. Des études précises ont été conduites dans les domaines concernées et toutes ces activités artisanales, industrielles, de transport et de service. La démonstration a été faite que les candidats à prendre des initiatives allant dans le sens de la création d’activités et d’emplois existent (en particulier parmi les diplômés chômeurs).
8. Les programmes proposés par les composantes du mouvement demeurent moins précis pour ce qui concerne la question paysanne. La raison en est que le mouvement de résistance des petits paysans aux expropriations accélérées en cours depuis que les politiques de « modernisation » de la Banque mondiale ont été adoptées demeure éclaté ne dépasse jamais le village concerné – en particulier du fait de la répression féroce auquel il est soumis et de la non reconnaissance de sa légalité.
La revendication actuelle du mouvement – principalement urbain, il faut le reconnaître – est simplement l’adoption de lois rendant plus difficile l’éviction des fermiers incapables de payer les loyers exigés d’eux et l’expropriation des petits propriétaires endettés. En particulier on préconise le retour à une législation fixant les loyers de fermage maximaux (ils ont été libérés par les lois successives de vision de la réforme agraire).
Mais il faudrait aller plus loin. Des organisations progressistes d’agronomes ont produit des projets concrets et argumentés destinés à assurer l’essor de la petite paysannerie. Amélioration des méthodes d’irrigation (goutte à goutte etc.), choix de cultures riches et intensives (légumes et fruits), libération en amont par le contrôle par l’Etat des fournisseurs d’intrants et de crédits, libération en aval par la création de coopératives de commercialisation des produits associées à des coopératives de consommateurs. Mais il reste à établir une communication renforcée entre ces organisations d’agronomes et les petits paysans concernés. La légalisation des organisations de fait des paysans, leur fédération aux niveaux provinciaux et national devrait faciliter l’évolution dans ce sens.
9. Le programme d’actions immédiates repris dans les paragraphes précédents amorcerait certainement une reprise d’une croissance économique saine et viable. L’argument avancé par ses détracteurs libéraux – qu’il ruinerait tout espoir d’entrées nouvelles de capitaux d’origine extérieure – ne tient pas la route. L’expérience de l’Egypte et des autres pays, notamment africains, qui ont accepté de se soumettre intégralement aux prescriptions du libéralisme et ont renoncé à élaborer par eux-mêmes un projet de développement autonome « n’attirent » pas les capitaux extérieurs en dépit de leur ouverture incontrôlée (précisément à cause de celle-ci). Les capitaux extérieurs se contentent alors d’y conduire des opérations de razzia sur les ressources des pays concernés, soutenues par l’Etat compradore et le capitalisme de connivences. En contrepoint les pays émergents qui mettent en œuvre activement des projets nationaux de développement offrent des possibilités réelles aux investissements étrangers qui acceptent alors de s’inscrire dans ces projets nationaux, comme ils acceptent les contraintes qui leur sont imposées par l’Etat national et l’ajustement de leurs profits à des taux raisonnables.
10. Le gouvernement en place au Caire, composé exclusivement de Frères Musulmans choisi par le Président Morsi a d’emblée proclamé son adhésion inconditionnelle à tous les principes du libéralisme, pris des mesures pour en accélérer la mise en œuvre, et déployé à cette fin tous les moyens de répression hérités du régime déchu. L’Etat compradore et le capitalisme de connivences continuent ! La conscience populaire qu’il n’y a pas de changement en vue grandit comme en témoigne le succès des manifestations populaires des 12 et 19 octobre. Le mouvement continue ! Comme on dit dans toutes les rues d’Egypte : la révolution n’a pas changé le régime, mais le peuple lui a changé.
11. Le programme des revendications immédiates dont j’ai retracé ici les lignes dominantes ne concerne que le volet économique et social du défi. Bien entendu le mouvement discute tout également de son versant politique : le projet de constitution, les droits démocratiques et sociaux, l’affirmation nécessaire de « l’Etat des citoyens » (dawla al muwatana) faisant contraste avec le projet de théocratie d’Etat (dawla al gamaa al islamiya) des Frères Musulamns. Ces questions n’ont pas été abordées ici.
(document rédigé par Samir Amin en octobre 2012)
http://www.fsm2013.org/fr/node/4750

Interview de Chico Whitaker: FSM2013

Entretien réalisé par Marilza de Melo Foucher-Médiapart
1. M. Whitaker, vous êtes un des fondateurs du Forum Social Mondial, né en 2001. Après 12 ans d’existence quel bilan faites-vous aujourd’hui?
Pour faire un bilan, il faut comparer ce qu’on a obtenu avec les objectifs visés. Permettez-moi donc que je rappelle ces objectifs. En fait ils ont été complétés et mieux définis au fur et à mesure que se déroulaient les Forums chaque année, depuis 2001. Je m'en tiendrai à quatre objectifs principaux.
Le premier consistait à faire entendre dans le monde un cri d'espoir : quand il semblait, après la chute du mur de Berlin, que le monde n’avait d’autre alternative que celle de soumettre toutes les activités humaines à la domination de la logique du marché - TINA (il n'y a pas d'alternative), comme disait Thatcher – au FSM on a déclaré que « un autre monde est possible ». C'était la contestation de la « pensée unique », diffusée dans le monde entier par le Forum Économique Mondial de Davos, qui occupait toujours les grandes pages de tous les journaux. En opposition à cette pensée, il a été créé un Forum qui n'était pas Économique mais Social, dans lequel on pourrait montrer qu'il était possible de construire un monde fondé non pas sur les intérêts de l'argent et du profit, mais sur les besoins des êtres humains.
Cet objectif est en train d’être atteint dans une certaine mesure, avec la multiplication, depuis 2001, de Forums Sociaux à tous les niveaux (mondiaux, régionaux, nationaux et locaux), dans lesquels la référence est toujours « l'autre monde ». Et on voit maintenant qu’il était déjà en construction, par l'action de citoyens mécontents et inquiets avec les perspectives difficiles que l'humanité avait en face d’elle. Mais le message d'espoir n'a pas encore atteint toutes les régions et pays et tous les coins de chaque pays.
Les initiateurs du FSM se sont rendus compte aussi, en organisant une rencontre où se réuniraient des plus divers mouvements et organisations qui se battent pour changer le monde, qu’il était nécessaire d'innover dans les pratiques politiques. Ils ont affirmé alors – c’etait le deuxième objectif du FSM - la nécessité de construire une nouvelle culture politique fondée sur la diversité, sur l’horizontalité et sur la poursuite de l'unité de tous – ce qui pourrait les rendre plus forts. Cette recherche d'une nouvelle culture politique avait été déjà lancée, de nombreuses années auparavant, par les Zapatistes du Mexique, avec leur perspective de « diriger en obéissant ». Après le premier Forum, ses organisateurs ont rédigé alors ce qu'ils ont appelé la Charte des Principes du FSM, c’est-à-dire ce qu’ils considéraient être les bases sur lesquelles pouvait s’appuyer la construction d’une nouvelle culture politique.
Où sommes-nous maintenant de cet objectif, après douze années ? L'idée selon laquelle une nouvelle culture politique est nécessaire - et même absolument nécessaire pour changer le monde - a été nettement renforcée, mais on a vu que c’est une tâche extrêmement difficile. Il y a des avancées et des reculs, parce que cela requiert aussi des changements de la part de ceux qu’y participent, pour « désapprendre » les habitudes et méthodes ancrées dans la gauche pendant plus d'une centaine d'années.
Quelles que soient les difficultés, on progresse. J’en veux pour preuve que les événements mondiaux – ce que nous appelons le « processus du Forum Social Mondial » - continuent à être essentiellement des «espaces libres» horizontaux où on cherche à respecter au maximum la Charte des Principes : ce sont des rencontres d'échange de connaissances et d'expériences, sans dirigeants ou porte-paroles, sans déclarations finales uniques, avec une présence très diverse des participants qui se respectent mutuellement dans leur diversité, et qui viennent aux Forums pour participer à des activités qu'ils ont eux-mêmes proposées (dans les FSM les sujets à discuter ne sont pas décidés d’en haut, ce sont les participants qui les proposent). Cette approche est une alternative à l’ organisation en pyramide - dans laquelle la lutte pour le pouvoir, qui est la motivation fondamentale de la « vieille » culture politique, s'insinue toujours. L’horizontalité des recontres s’est raffermie et a permis que s’expriment de nouvelles alliances.
Mais cela ne veut pas dire que ces principes d’une nouvelle culture politique sont tranquillement assimilés par les mouvements et les organisations dans leurs propres structures et modes de fonctionnement. En d'autres termes, nous avons encore un long chemin devant nous.
Troisièmement, le premier Forum s'appuyait également sur la constatation de l’émergence, dans le monde, d’un nouvel acteur politique: la « société civile » – autonome par rapport aux partis et aux gouvernements. La grande manifestation qui avait eu lieu deux ans plus tôt contre l'OMC à Seattle, aux États-Unis, avait montré que cette « société civile » existait effectivement déjà - et que, par ailleurs, l'organisation horizontale en réseau était la mieux adaptée et la plus efficace. Les organisateurs du FSM ont pris alors l’option de réserver ces rencontres mondiales aux mouvements et organisations de la société civile, qui jusque-là n'avaient aucune plate-forme de cette taille où ils pouvaient se reconnaître mutuellement, échanger des expériences, identifier des convergences, construire des alternatives d'action et lancer de nouvelles initiatives pour construire un monde plus juste et plus égalitaire.
Sur ce point, il n'y a aucun doute que la FSM a beaucoup contribué à ce que la société civile s’affirme comme un acteur politique autonome, comme par exemple dans les mobilisations parallèles aux grandes conférences thématiques des Nations Unies; et plus récemment dans l’émergence, en de nombreux endroits du monde, d’ initiatives comme celles des "indignés" en Espagne et des "occupy" aux États-Unis. Comme les manifestations populaires qui avaient renversé les dictatures dans le printemps arabe, ces mobilisations sociales sont une preuve évidente que la "société civile" n'a pas effectivement besoin de partis ou de gouvernements pour s'exprimer et avoir un pouvoir politique.
Quatrièmement, les organisateurs du Forum ont affirmé que, dans la phase de la lutte contre la domination de la logique du profit et du marché où nous étions, il était essentiel non seulement de résister et de protester, comme beaucoup le faisaient, mais de proposer des alternatives concrètes sur la façon de résoudre les problèmes du monde et de construire une autre société.
Les crises que le système capitaliste vit ont été clairement identifiées, des alternatives ont été proposées dans les espaces créés par le processus du Forum comme dans les nombreux autres espaces de discussion sur ce qui se passe dans le monde. Et de nouvelles questions ont été incorporées, en particulier celles relatives à l'environnement, qui est devenu une préoccupation plus généralisée.
Mais la mise en œuvre de ces alternatives est beaucoup plus difficile que leur identification. Pourquoi ? Parce que, pour rendre possible des changements structurels, il faut l’action des gouvernements et de l'État, y compris des changements dans les lois. Or, on est en présence d’un rapport des forces : d’un coté, un capitalisme qui s’est considéré victorieux avec la chute du mur de Berlin et qui, une fois achevée la guerre froide, s’est élargi considérablement, sans limites éthiques qui puissent l’empêcher d’agir, ayant imposé sa logique dans le monde entier y compris dans les grands bastions socialistes tels que la Chine ; et de l'autre coté, seulement quelques partis axés effectivement sur le changement plutôt que simplement sur la lutte pour le pouvoir, et une société civile encore extrêmement fragmentée.
Ajoutons à cela que le pouvoir dans l'utilisation des médias, est très disproportionné. Le système capitaliste, auquel sont soumis presque tous les gouvernements, dispose d’une énorme machine de propagande, de contrôle et de manipulation de l'information et d'exacerbation du consumérisme (grâce à une publicité omniprésente), face à laquelle nous n’avons presque aucun autre choix que celui de « manifester » dans les rues, même si aujourd'hui la communication par l'internet commence à nous aider. Dans le monde d’aujourd’hui une énorme bataille est livrée dans le domaine de la communication, pour gagner les cœurs et les esprits. Qui pense, aujourd'hui, qu’un autre monde est effectivement possible? Nous qui nous battons pour cela nous disons déjà que cet autre monde est non seulement possible, mais est absolument nécessaire et extrêmement urgent... Mais nous sommes encore bien loin d'une prise de conscience généralisée. Simplement des résultats électoraux plus favorables à ce changement semblent déjà bien difficiles à atteindre.
2 .En 2001 vous aviez pensé que les acteurs locaux de différents pays dans leur pluralité et diversité avaient des alternatives à proposer aux politiques néolibérales. Les premiers FSM ont vu défilé des responsables politiques de différents pays, quelles sont les propositions issus des ces Forums qui ont été mise en place ?Dans ma longue réponse à votre première question je crois avoir commencé à répondre à cette question. Mais il est possible de dire que de nombreuses propositions discutées dans le processus du FSM - et dans d’autres espaces de recherche d’alternatives qui s'interpénètrent dans le monde entier – gagnent du terrain, conduisant des candidats présidentiels et même des chefs d’Etats élus à participer aux FSM, pour affirmer leurs engagements. Et des questions soulevées dans les premiers forums – comme par exemple celle des paradis fiscaux et du contrôle des transactions financières internationales – commencent a être finalement prises en compte dans les programmes gouvernementaux.
Mais la puissance des grands intérêts est évidente quand on voit la difficulté des gouvernements à réaliser ces promesses ou à assumer effectivement d’autres engagements, tels que ceux dramatiquement exigés par le réchauffement climatique et d'autres questions environnementales, qui mettent de plus en plus en danger la pérennité de la vie sur la planète. Quand serons-nous en mesure d'obtenir que nos gouvernements interdisent, par exemple, l’utilisation et la commercialisation de divers types de poisons qui arrivent sur nos tables ? Comment faire pour « infléchir » le désir insatiable de profit des entreprises qui agissent ainsi ? Ne parlons pas des guerres, comme l'invasion de l'Irak, un bon exemple de l’ampleur de la difficulté. Répondant à un appel, non à l’initiative du FSM – qui est un espace et non un mouvement - mais à celle des mouvements et organisations qui l’ont diffusé au Forum Social Européen de 2002 et au Forum Social Mondial de 2003, 15 millions de personnes ont manifesté pour la Paix, dans les rues, en février 2003. Mais même cette gigantesque mobilisation – la plus grande dans l’histoire de l’Humanité, selon le « Guinness Book des Records » - n’a pas, malheureusement, changé la décision du gouvernent nord-américain.
3. Cette année le FSM sera au pays du « jasmin » où les jeunes ont brisé le mur de la peur et ont fait une révolution endogène sans être télécommandé par l’extérieur.
Ces jeunes demandaient plus de libertés, rêvaient d’une démocratie…Mais le printemps arabe a renforcé le pôle conservateur. Le parti Ennahda de Rached Ghannouchi, à l'écart du mouvement qui a chassé Benali du pouvoir, a pourtant recueilli la majorité des suffrages lors des premières élections libres d'octobre 2011.
Entre l’enthousiasme et l’inquiétude existant aujourd’hui dans la société civile tunisienne, surtout, les organisations de femmes, quelle place pour un FSM en Tunisie ?
Quels sont les principaux défis ce FSM ?

Ce que les jeunes demandaient en Tunisie n'était pas seulement de la liberté. Ils ont rêvé de la démocratie comme le seul chemin pour résoudre des problèmes comme leur survie économique - travail et l'emploi - qu'ils ressentaient durement. Et ils sont arrivés à réveiller le courage des citoyens de leur pays pour lutter pour le renversement de la dictature. Mais une démocratie n'est pas, évidemment, une nouvelle dictature au service de ceux qui étaient les opprimés. C’est l'ouverture à la discussion de tous, à la liberté d'expression et d'organisation. Et les problèmes sociaux et économiques d'un pays qui a souffert pendant vingt ans les conséquences d'une dictature corrompue au service du « big business » ne sont pas simples. Aucun parti étant arrivé au pouvoir ne serait en mesure de satisfaire les besoins et les aspirations de tous dans le peu de temps disponible entre le renversement de la dictature et les premières élections libres.
Bien sûr, dans la bataille de la communication, dans une démocratie, qui est aussi une bataille d’ « explication » de ce qui se passe et de ce qui peut être fait, il y a de la place pour toutes sortes de propositions et critiques. Il est donc normal que, dans ces conditions, au moment des « premières élections libres d'octobre 2011," comme vous dites, la population n’ait pas encore considéré suffisant les changements réalisés. D’autres résultats également « décevants » peuvent se produire encore lors de prochaines élections. La démocratie après une dictature est un chemin à parcourir, dans lequel les citoyens ont à reconstruire aussi, peu à peu, la confiance et le respect mutuel. Et les avancées et les reculs, que j'ai déjà mentionnés en parlant de la construction de la nouvelle culture politique, se produiront également: le grand défi est celui de ne pas sortir de la démocratie.
Vous citez la question de la femme: là il s'agit d'un défi encore plus grand dans des pays où pendant des nombreuses années l'égalité des droits des hommes et des femmes étaient presque impensable. Le chemin à parcourir sur ce point est aussi long ou peut être encore plus long que celui pour résoudre d'autres questions sociales.
Sur la tenue d'un FSM en Tunisie, il faut dire d’abord que la décision de réaliser des FSM dans tel ou tel pays ne vient pas d’en haut. Dans le processus du FSM il n’y a pas une instance directive qui prend cette décision, ni même pour donner son aval pour que des forums sociaux régionaux, nationaux ou locaux se réalisent en utilisant ce nom. Le Conseil International du FSM n'a pas ces attributions: il n'est pas un Conseil d'Administration ni un Corps de Directeurs ou un organe de gouvernance. Cette décision est construite collectivement et de manière consensuelle lors des réunions de ce Conseil, à partir de propositions faites par les mouvements et organisations sociales des différents pays. Le consensus est formé autour du choix le plus opportun du point de vue politique, dans la perspective de la lutte pour un monde plus juste et plus égalitaire, dépassant le néolibéralisme. Un FSM en Tunisie a semblé à tous extrêmement propice en raison de la signification du printemps arabe par rapport à cette lutte. Rappelons que c'est ce mouvement social qui a inspiré beaucoup des jeunes qui campent aujourd'hui dans des milliers de places de par le monde, exigeant des changements, tout comme les sociétés civiles tunisiennes et égyptiennes, pour renverser la dictature dans leurs pays.
Des gens du monde entier viendront à Tunis. Pour eux le FSM sera l'occasion de parler directement à des acteurs de la « révolution » - comme ils appellent leur mouvement -, de comprendre mieux ce qui s’est passé en Tunisie et comment les différents secteurs sociaux se sont incorporés au processus ; d'apprendre le courage, la ténacité et l'espoir de ceux qui ont commencé le chemin du printemps arabe et qui poursuivent leur marche. Et, quant à ceux qui viendront, ils ont vécu des expériences semblables ou d’autres que les Tunisiens vivront plus tard, ou sont en train de construire des solutions à leurs problèmes. Et cela peut être, pour les tunisiens, une importante source d'inspiration et de renouvellement de leurs espoirs.
Dans cette perspective, les débats dans un Forum Social étant les plus variés, il y aura par exemple, probablement, des français que proposeront des discussions sur le gaz de schiste, question qui se pose également en Tunisie ; et il y aura très certainement des brésiliens (comme moi) qui feront part de leur expérience de participation populaire dans l’élaboration législative, depuis leur Assemblée Constituante en 1988 (ce qui a conduit il y a moins d'un an à l'approbation par le Congrès d'une nouvelle loi qui modifie la culture brésilienne en ce qui concerne la corruption: la Loi du Casier Propre). Si l'on considère qu’au moment où je vous parle le nombre d'activités en autogestion, inscrites par des mouvements et organisations des plus divers pays du monde, est 1390 (voir fsm2013.org), nous pouvons imaginer la richesse et la variété des expériences dont non seulement les Tunisiens mais aussi les autres participants pourront profiter. Et étant donné que beaucoup d'activités qui auront lieu à Tunis seront connectées via Internet à des groupes ailleurs dans le monde qui n’ont pas pu se déplacer (ce que l’on appelle le "FSM-Tunis étendu »), la possibilité des échanges augmentera encore plus.
Le principal défi du FSM en Tunisie est en fait qu’il soit une occasion et un instrument effectivement utile dans la lutte des Tunisiens pour un pays juste et égalitaire, et qu’il soit également un pas de plus pour tous ceux qui luttent pour « un autre monde possible », dans la recherche de façons d'aborder – nouvelles propositions et nouvelles articulations - les énormes défis qui se posent pour l'Humanité aujourd'hui.
5. En quoi pensez-vous que les pays du Sud tel que le Brésil, avec la vitalité de ses réseaux et sa société civile, pourraient aider les organisations tunisiens ?

Je crois que j'ai déjà répondu un peu à cette question dans mes réponses précédentes. Mais compte tenu du but du FSM qui est d’augmenter l’intercommunication effective entre les expériences de lutte qui se développent dans les différents pays du monde, les organisations et les mouvements brésiliens qui viendront à Tunis pourront partager avec les Tunisiens - et avec des mouvements d'autres pays — beaucoup de ce qu'ils sont en train d'apprendre et de construire. Il existe une variété de questions comme par exemple, celle de l’économie solidaire, de l’organisation de femmes, de la lutte pour la terre, ou, plus largement, le concept du "bien vivre", proposé par les peuples autochtones des pays andins de l'Amérique latine au FSM de 2009, et selon lesquels le monde vit aujourd'hui une véritable crise de civilisation, au delà des crises économiques et des conséquences environnementales de la croissance économique en tant que seul objectif national. Le Forum Social mondial s’inscrit, en fait, dans une longue et profonde quête de l'utopie, et Tunis sera une nouvelle étape dans ce chemin.
Entretien Chico Whitaker, 25/01/2013
http://www.fsm2013.org/fr/node/6600

De Porto Alegre à Tunis « La société civile planétaire suit son propre chemin, qui n’est ni simple ni linéaire »

L’autre monde possible de Chico Whitaker
Sergio Ferrari*

Dans ce processus en marche, qui compte 12 ans d’existence à peine, on peut noter qu’il y a déjà autant d’objectifs atteints que de défis en suspens. Ainsi s’exprime Francisco « Chico » Whitaker, un actif co-fondateur-activiste-penseur du Forum social mondial (FSM), depuis sa première édition en 2001, à Porto Alegre. Il est membre, depuis lors, du Conseil international, son instance facilitatrice. Âgé de presque 83 ans, le Prix Nobel alternatif de la paix 2006 agit, réfléchit, conceptualise et jette un regard vers l’avenir de cet espace altermondialiste privilégié de la société civile planétaire. Prochain arrêt sur ce parcours: l’édition 2013 en Tunisie (26-30 mars), qui est à l’origine de cette interview, à quelques semaines seulement de son ouverture.
Question : Le prochain Forum se tiendra pour la première fois au Maghreb, région qui connaît, ces dernières années, d’intenses changements politiques et sociaux. Comment s’est décidé le choix de ce lieu ?
Chico Whitaker (CW) : Ce fut le résultat de diverses propositions faites par plusieurs organisations et mouvements sociaux. La décision quant au lieu a été construite de manière consensuelle par le Conseil international, qui n’est ni un organe de gouvernance, ni un conseil d’administration, mais une instance facilitatrice. Il est évident que la tenue d’un Forum en Tunisie, en ce moment, a semblé très pertinente en raison de la signification positive du printemps arabe pour toutes les luttes mondiales. On ne peut pas oublier que c’est ce mouvement social qui a inspiré les milliers et milliers de jeunes qui ont campé – et dans certains cas continuent à le faire – sur des centaines de places à travers le monde, en exigeant des changements. Impossible d’oublier non plus le rôle principal qu’a joué la mobilisation des sociétés civiles tunisiennes et égyptiennes pour renverser les dictatures de ces pays.
Q: Les événements de février ont à nouveau déclenché une intense mobilisation sociale en Tunisie. Quelle en est votre interprétation ? Dans quelle mesure cela peut-il influencer le FSM du mois de mars prochain ?
CW: Les événements de la première partie du mois de février nous ont grandement bouleversés. Ce brutal assassinat a provoqué une réaction citoyenne très intense. Le grand défi de la Tunisie, aujourd’hui, est de n’abandonner en aucun cas la démocratie. Les membres du Comité d’organisation du FMS se sont immédiatement mobilisés pour condamner le crime qui a été commis. Un communiqué, déjà signé par plus d’une centaine de membres du Conseil international du FSM, affirme qu’un tel acte ne pourra enrayer ni arrêter le processus engagé par les démocrates tunisiens avec qui nous sommes solidaires. Nous sommes convaincus que les forces démocratiques tunisiennes sauront garder la forte et inébranlable conviction et le choix de la résolution pacifique des conflits pour parfaire leur processus démocratique. Nous sommes plus que jamais convaincus de la nécessité d’une mobilisation internationale pour la réussite du FSM 2013, afin d’en faire un moment fort de soutien au processus démocratique en Tunisie.
Q: Le FSM 2013 représente-t-il une opportunité et un moyen de partager davantage encore les expériences locales avec des participants venant des quatre coins du monde ?
CW: Sans aucun doute. Des gens viendront du monde entier. Ce sera l’occasion de parler directement avec les acteurs de la « révolution » – comme ils appellent leur mouvement ; de mieux comprendre ce qui s’est passé dans la région ; de mieux appréhender comment les acteurs sociaux ont participé et continuent de participer ; de découvrir le courage, la ténacité et l’espoir de ceux qui ont été à l’origine du mouvement du printemps arabe et qui continuent de l’impulser.
Q: Un Forum à nouveau universel – si on analyse les onze axes thématiques proposées – mais avec un accent local, régional, national…
CW: En effet, si l’on considère que plus de 2700 organisations ont été enregistrées pour y participer et que le nombre de propositions d’activités auto-organisées atteint presque le chiffre de 1500, il n’y a aucun doute que Tunis offrira un cadre de débat mondial, avec les problématiques et les thématiques les plus diverses qu’on puisse imaginer. Mais si l’on saisit le sens du processus historique de changement que vit la région du Maghreb/Machrek, on comprendra qu’un des principaux défis de cette édition sera celui de renforcer la lutte tunisienne et régionale en faveur d’un pays et d’une région plus égalitaires. Et l’on comprendra aussi que cette synergie entre le global et le régional sera un pas de plus sur le chemin de tous ceux qui aspirent à un « autre monde possible ». Spécialement dans la recherche des façons d’aborder – par le biais de nouvelles propositions et articulations – les énormes défis qu’affronte aujourd’hui l’Humanité.
Q: En observant les douze ans à peine d’existence du processus appelé Forum social mondial, et en tenant compte des critiques, du scepticisme exprimé à l’égard de l’altermondialisme, quel est votre bilan quant aux objectifs et aux résultats atteints par le FSM ?
CW : En 2001, et en guise de synthèse, on visait quatre objectifs pour le FSM. D’abord faire entendre dans le monde un cri d’espoir. Deuxièmement, penser-promouvoir une nouvelle façon de faire de la politique et de considérer la culture politique. Ensuite, faire reconnaître, évaluer, intégrer un nouvel acteur politique émergent, la « société civile », indépendante des partis et gouvernements. Enfin, quatrièmement, comprendre qu’en ce moment historique de l’humanité il ne suffit pas de résister et protester, mais qu’il faut avancer dans la construction d’alternatives concrètes au système. Pour établir un bilan, il faudrait évaluer où nous en sommes aujourd’hui quant à ces défis…
Q: Pouvons-nous rapidement évaluer chacun de ces quatre objectifs…
CW: Comme alternative au Forum économique de Davos, qui diffusait une pensée hégémonique, a surgi « Un autre monde est possible », comme riposte et réponse. D’une certaine manière, cet objectif a été atteint, et on a réussi à faire entendre la voix de l’espoir. Les Forum sociaux, à tous leurs niveaux – mondiaux, nationaux, régionaux, thématiques – ont développé la possibilité de l’alternative, ont affronté la vision hégémonique. Il faut reconnaître, cependant, que le message d’espoir n’a pas encore atteint chaque pays et toutes les régions.
L’idée d’une nouvelle culture politique, lancée dans les années quatre-vingt-dix déjà par les Zapatistes du Mexique, basée sur la diversité, l’horizontalité et l’unité de tous les acteurs sociaux, a aussi représenté un pas en avant important durant cette dernière décennie. Pendant cette période, la compréhension que cette nouvelle culture est indispensable pour changer le monde, a été renforcée. Mais en ce qui concerne cet objectif, tout n’est pas facile et linéaire non plus. Cette vision alternative au mode d’organisation « verticaliste » et « pyramidal » doit continuer d’avancer sur un chemin qui est encore long.
Le rôle émergent de la société civile s’est aussi consolidé. Beaucoup de mobilisations parallèles aux grandes conférences de l’ONU et autres organismes internationaux en sont la preuve. L’expérience des mouvements « occupy » aux Etats-Unis et des indignés dans diverses régions du monde, exprime cette force de l’autonomie par rapport aux gouvernements et aux partis dans la construction d’un pouvoir politique différent.
Pour clore ce regard rétrospectif, considérons le thème des alternatives. On a avancé sur le sujet de l’identification des causes –le diagnostique- de la crise du système capitaliste. Quelques alternatives ont été proposées au sein des espaces créés dans le processus du Forum. De nouvelles questions et thématiques ont été incorporées au débat avec plus d’emphase, en particulier celles relatives à l’environnement, qui représente actuellement une préoccupation presque généralisée dans le monde.
Mais, il faut le reconnaître, la mise en oeuvre de ces alternatives est beaucoup plus difficile que leur identification. Pourquoi ? Parce que pour rendre possible des changements structurels, l’action des Gouvernements et des Nations est nécessaire, notamment en ce qui concerne les modifications législatives. Et le rapport de forces au niveau global reste toujours défavorable à la société civile, encore très fragmentée. À cela, il faut ajouter le rôle de la « machinerie » des moyens de communication dominants, monopolisés, qui freinent ou retardent le processus de prise de conscience généralisée. En guise de synthèse, si des avancées significatives ont émergé au cours de ces douze ans, des défis non moins importants restent cependant à relever pour construire cet autre monde possible.
Q: Malgré les allées et venues, les avancées et les reculs, avec vos presque 83 ans, vous maintenez votre confiance, presque utopique, dans cet autre monde possible ?
CW: Ce n’est sans doute pas facile, particulièrement en ce qui concerne cette nouvelle façon de concevoir et de faire de la politique, c’est-à-dire les changements culturels dans le domaine de l’activité politique. Mais, dans ce sens, je dois reconnaître que je suis en train d’apprendre beaucoup des mouvements des indignés et d’« occupy », et je fais en sorte que leurs expériences aident le processus du Forum. J’ajouterais même que ces jeunes accroissent ma confiance en la possibilité de changer le monde. Avec le passage du temps et en avançant dans la vie, on découvre des réalités qu’on n’aurait jamais imaginées. Qui nous obligent à prendre des engagements complètement nouveaux. Prenons comme exemple ce qui nous est arrivé, à moi et ma compagne, après le désastre de Fukushima. En essayant de comprendre plus et mieux ce qu’implique l’aventure nucléaire, nous continuons à nous laisser surprendre par les risques qui en découlent. Il y a des réalités que nous ignorions, nous avons été très influencés par la désinformation omniprésente qui nous a rendus aveugles. Tout cela pour dire que, tant que nous en aurons la force, nous n’arrêterons pas de relever de nouveaux défis, pour aider à nous réveiller et en réveiller d’autres…C’est dans cet état d’esprit que nous allons participer à Tunis et nous prendrons part à une activité auto-organisée sur ce thème si essentiel…
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*Sergio Ferrari, collaboration d’E-CHANGER, ONG suisse de coopération solidaire active dans le Forum Social Mondial avec le soutien de la FEDEVACO et la Fédération Genevoise de Coopération
Traduction Liliane Fazan
http://www.fsm2013.org/fr/node/7849