dimanche 31 mars 2013

De Porto Alegre à Tunis « La société civile planétaire suit son propre chemin, qui n’est ni simple ni linéaire »

L’autre monde possible de Chico Whitaker
Sergio Ferrari*

Dans ce processus en marche, qui compte 12 ans d’existence à peine, on peut noter qu’il y a déjà autant d’objectifs atteints que de défis en suspens. Ainsi s’exprime Francisco « Chico » Whitaker, un actif co-fondateur-activiste-penseur du Forum social mondial (FSM), depuis sa première édition en 2001, à Porto Alegre. Il est membre, depuis lors, du Conseil international, son instance facilitatrice. Âgé de presque 83 ans, le Prix Nobel alternatif de la paix 2006 agit, réfléchit, conceptualise et jette un regard vers l’avenir de cet espace altermondialiste privilégié de la société civile planétaire. Prochain arrêt sur ce parcours: l’édition 2013 en Tunisie (26-30 mars), qui est à l’origine de cette interview, à quelques semaines seulement de son ouverture.
Question : Le prochain Forum se tiendra pour la première fois au Maghreb, région qui connaît, ces dernières années, d’intenses changements politiques et sociaux. Comment s’est décidé le choix de ce lieu ?
Chico Whitaker (CW) : Ce fut le résultat de diverses propositions faites par plusieurs organisations et mouvements sociaux. La décision quant au lieu a été construite de manière consensuelle par le Conseil international, qui n’est ni un organe de gouvernance, ni un conseil d’administration, mais une instance facilitatrice. Il est évident que la tenue d’un Forum en Tunisie, en ce moment, a semblé très pertinente en raison de la signification positive du printemps arabe pour toutes les luttes mondiales. On ne peut pas oublier que c’est ce mouvement social qui a inspiré les milliers et milliers de jeunes qui ont campé – et dans certains cas continuent à le faire – sur des centaines de places à travers le monde, en exigeant des changements. Impossible d’oublier non plus le rôle principal qu’a joué la mobilisation des sociétés civiles tunisiennes et égyptiennes pour renverser les dictatures de ces pays.
Q: Les événements de février ont à nouveau déclenché une intense mobilisation sociale en Tunisie. Quelle en est votre interprétation ? Dans quelle mesure cela peut-il influencer le FSM du mois de mars prochain ?
CW: Les événements de la première partie du mois de février nous ont grandement bouleversés. Ce brutal assassinat a provoqué une réaction citoyenne très intense. Le grand défi de la Tunisie, aujourd’hui, est de n’abandonner en aucun cas la démocratie. Les membres du Comité d’organisation du FMS se sont immédiatement mobilisés pour condamner le crime qui a été commis. Un communiqué, déjà signé par plus d’une centaine de membres du Conseil international du FSM, affirme qu’un tel acte ne pourra enrayer ni arrêter le processus engagé par les démocrates tunisiens avec qui nous sommes solidaires. Nous sommes convaincus que les forces démocratiques tunisiennes sauront garder la forte et inébranlable conviction et le choix de la résolution pacifique des conflits pour parfaire leur processus démocratique. Nous sommes plus que jamais convaincus de la nécessité d’une mobilisation internationale pour la réussite du FSM 2013, afin d’en faire un moment fort de soutien au processus démocratique en Tunisie.
Q: Le FSM 2013 représente-t-il une opportunité et un moyen de partager davantage encore les expériences locales avec des participants venant des quatre coins du monde ?
CW: Sans aucun doute. Des gens viendront du monde entier. Ce sera l’occasion de parler directement avec les acteurs de la « révolution » – comme ils appellent leur mouvement ; de mieux comprendre ce qui s’est passé dans la région ; de mieux appréhender comment les acteurs sociaux ont participé et continuent de participer ; de découvrir le courage, la ténacité et l’espoir de ceux qui ont été à l’origine du mouvement du printemps arabe et qui continuent de l’impulser.
Q: Un Forum à nouveau universel – si on analyse les onze axes thématiques proposées – mais avec un accent local, régional, national…
CW: En effet, si l’on considère que plus de 2700 organisations ont été enregistrées pour y participer et que le nombre de propositions d’activités auto-organisées atteint presque le chiffre de 1500, il n’y a aucun doute que Tunis offrira un cadre de débat mondial, avec les problématiques et les thématiques les plus diverses qu’on puisse imaginer. Mais si l’on saisit le sens du processus historique de changement que vit la région du Maghreb/Machrek, on comprendra qu’un des principaux défis de cette édition sera celui de renforcer la lutte tunisienne et régionale en faveur d’un pays et d’une région plus égalitaires. Et l’on comprendra aussi que cette synergie entre le global et le régional sera un pas de plus sur le chemin de tous ceux qui aspirent à un « autre monde possible ». Spécialement dans la recherche des façons d’aborder – par le biais de nouvelles propositions et articulations – les énormes défis qu’affronte aujourd’hui l’Humanité.
Q: En observant les douze ans à peine d’existence du processus appelé Forum social mondial, et en tenant compte des critiques, du scepticisme exprimé à l’égard de l’altermondialisme, quel est votre bilan quant aux objectifs et aux résultats atteints par le FSM ?
CW : En 2001, et en guise de synthèse, on visait quatre objectifs pour le FSM. D’abord faire entendre dans le monde un cri d’espoir. Deuxièmement, penser-promouvoir une nouvelle façon de faire de la politique et de considérer la culture politique. Ensuite, faire reconnaître, évaluer, intégrer un nouvel acteur politique émergent, la « société civile », indépendante des partis et gouvernements. Enfin, quatrièmement, comprendre qu’en ce moment historique de l’humanité il ne suffit pas de résister et protester, mais qu’il faut avancer dans la construction d’alternatives concrètes au système. Pour établir un bilan, il faudrait évaluer où nous en sommes aujourd’hui quant à ces défis…
Q: Pouvons-nous rapidement évaluer chacun de ces quatre objectifs…
CW: Comme alternative au Forum économique de Davos, qui diffusait une pensée hégémonique, a surgi « Un autre monde est possible », comme riposte et réponse. D’une certaine manière, cet objectif a été atteint, et on a réussi à faire entendre la voix de l’espoir. Les Forum sociaux, à tous leurs niveaux – mondiaux, nationaux, régionaux, thématiques – ont développé la possibilité de l’alternative, ont affronté la vision hégémonique. Il faut reconnaître, cependant, que le message d’espoir n’a pas encore atteint chaque pays et toutes les régions.
L’idée d’une nouvelle culture politique, lancée dans les années quatre-vingt-dix déjà par les Zapatistes du Mexique, basée sur la diversité, l’horizontalité et l’unité de tous les acteurs sociaux, a aussi représenté un pas en avant important durant cette dernière décennie. Pendant cette période, la compréhension que cette nouvelle culture est indispensable pour changer le monde, a été renforcée. Mais en ce qui concerne cet objectif, tout n’est pas facile et linéaire non plus. Cette vision alternative au mode d’organisation « verticaliste » et « pyramidal » doit continuer d’avancer sur un chemin qui est encore long.
Le rôle émergent de la société civile s’est aussi consolidé. Beaucoup de mobilisations parallèles aux grandes conférences de l’ONU et autres organismes internationaux en sont la preuve. L’expérience des mouvements « occupy » aux Etats-Unis et des indignés dans diverses régions du monde, exprime cette force de l’autonomie par rapport aux gouvernements et aux partis dans la construction d’un pouvoir politique différent.
Pour clore ce regard rétrospectif, considérons le thème des alternatives. On a avancé sur le sujet de l’identification des causes –le diagnostique- de la crise du système capitaliste. Quelques alternatives ont été proposées au sein des espaces créés dans le processus du Forum. De nouvelles questions et thématiques ont été incorporées au débat avec plus d’emphase, en particulier celles relatives à l’environnement, qui représente actuellement une préoccupation presque généralisée dans le monde.
Mais, il faut le reconnaître, la mise en oeuvre de ces alternatives est beaucoup plus difficile que leur identification. Pourquoi ? Parce que pour rendre possible des changements structurels, l’action des Gouvernements et des Nations est nécessaire, notamment en ce qui concerne les modifications législatives. Et le rapport de forces au niveau global reste toujours défavorable à la société civile, encore très fragmentée. À cela, il faut ajouter le rôle de la « machinerie » des moyens de communication dominants, monopolisés, qui freinent ou retardent le processus de prise de conscience généralisée. En guise de synthèse, si des avancées significatives ont émergé au cours de ces douze ans, des défis non moins importants restent cependant à relever pour construire cet autre monde possible.
Q: Malgré les allées et venues, les avancées et les reculs, avec vos presque 83 ans, vous maintenez votre confiance, presque utopique, dans cet autre monde possible ?
CW: Ce n’est sans doute pas facile, particulièrement en ce qui concerne cette nouvelle façon de concevoir et de faire de la politique, c’est-à-dire les changements culturels dans le domaine de l’activité politique. Mais, dans ce sens, je dois reconnaître que je suis en train d’apprendre beaucoup des mouvements des indignés et d’« occupy », et je fais en sorte que leurs expériences aident le processus du Forum. J’ajouterais même que ces jeunes accroissent ma confiance en la possibilité de changer le monde. Avec le passage du temps et en avançant dans la vie, on découvre des réalités qu’on n’aurait jamais imaginées. Qui nous obligent à prendre des engagements complètement nouveaux. Prenons comme exemple ce qui nous est arrivé, à moi et ma compagne, après le désastre de Fukushima. En essayant de comprendre plus et mieux ce qu’implique l’aventure nucléaire, nous continuons à nous laisser surprendre par les risques qui en découlent. Il y a des réalités que nous ignorions, nous avons été très influencés par la désinformation omniprésente qui nous a rendus aveugles. Tout cela pour dire que, tant que nous en aurons la force, nous n’arrêterons pas de relever de nouveaux défis, pour aider à nous réveiller et en réveiller d’autres…C’est dans cet état d’esprit que nous allons participer à Tunis et nous prendrons part à une activité auto-organisée sur ce thème si essentiel…
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*Sergio Ferrari, collaboration d’E-CHANGER, ONG suisse de coopération solidaire active dans le Forum Social Mondial avec le soutien de la FEDEVACO et la Fédération Genevoise de Coopération
Traduction Liliane Fazan
http://www.fsm2013.org/fr/node/7849





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